Quoi qu’en disent les commentateurs, un match nul contre les Croates, vice-champions du monde en 2018, est ce qu’on appelle une solide entrée en matière pour nos Lions de l’Atlas. Pendant un mois entier donc, tous les yeux seront rivés sur ce Mondial qatari. Celui de toutes les démesures. Avec des dépenses d’organisation dépassant les 200 milliards d’euros (deux fois le PIB du Maroc), l’émirat gazier a fait fort.
Une logistique au cordeau, des stades climatisés équipés du nec plus ultra des installations, le Qatar réussit là une excellente opération en termes de soft power. Surdoué en diplomatie sportive, ce petit pays de 2,5 millions d’habitants, dont à peine 300.000 sont qatariens d’origine, a astucieusement utilisé sa manne gazière pour asseoir un rayonnement multifacettes à l’échelle planétaire.
Rachat du PSG, politique d’influence à travers la chaîne d’infos Al Jazeera, positionnement sur les niches éducatives et culturelles à travers la Qatar Foundation, le minuscule émirat d’à peine 11 500 km2 (64 fois moins grand que le Maroc) nourrit sa “marque pays” par le truchement des sur-puissants leviers sportif et culturel. Cette stratégie engagée de longue date par l’ancien émir Hamad Ben Khalifa Al Thani, et poursuivie par son fils Tamim, fait mouche. Au point où son succès dérange.
Les campagnes de boycott ayant fait rage quelques semaines avant le coup d’envoi de la compétition en attestent. C’est principalement d’Occident que sont décochées les flèches les plus venimeuses. On reproche au Qatar les terribles conditions de travail des ouvriers ayant œuvré à la construction des nouvelles infrastructures. On brocarde le bilan carbone catastrophique de ce pays, son peu de respect des droits de l’homme, ses politiques discriminatoires envers la communauté LGBTQI+, etc. Et, bien sûr, on lui rappelle ad nauseam les conditions troubles dans lesquelles l’organisation de ce Mondial lui a été attribué par la FIFA.
Il y a, sans doute, du vrai dans ce filet de reproches. Le régime qatari n’est pas formé d’enfants de chœur. Il opère selon une logique froide d’intérêts bien compris qui, parfois, le pousse à utiliser des procédés à la lisière de la légalité. Mais il ne faut pas être dupe. La rage de certains pays occidentaux et de leurs médias rend compte d’une inquiétude primale : celle de voir les vieux équilibres de pouvoir vaciller.
À la faveur d’un mouvement de balancier vers l’Est, la domination traditionnelle du bloc de l’Ouest subit un effritement de plus en plus rapide. La montée en puissance de la Chine, dont la zone d’influence s’étend désormais de l’Asie du Sud-Est jusqu’en Afrique en passant par la Russie, fait craindre à l’Occident la formation d’un nouvel ensemble d’alliés contrôlant des ressources énergétiques et militaires importantes.
Contrairement à ce qu’avait prophétisé Francis Fukuyama, la chute du mur de Berlin est loin d’avoir sonné la fin de l’histoire. C’est, au contraire, une nouvelle histoire géopolitique qui se dessine sous nos yeux. Dans laquelle les vieilles hiérarchies sont atomisées par de grands pays émergents, peu impressionnés par le libéralisme à l’occidentale, et soucieux de pratiquer leur propre version de la démocratie. Et ce, sans craindre les bons ou les mauvais points venant du grand frère occidental.
A ce titre, la diatribe de Gianni Infantino, qui rappelle que les Européens devraient s’excuser pour les “3000 prochaines années pour ce que nous avons fait au cours des 3000 dernières années”, est intéressante. Bien que quelque peu caricaturale, la saillie du président de la FIFA pointe le deux poids deux mesures occidental avec une certaine efficacité.
Le Qatar, désormais épicentre d’un Moyen-Orient plus que jamais dopé par ses gisements d’énergies fossiles, joue son va-tout pour se libérer de la tutelle paternaliste des Anglo-saxons. Diversification de l’économie, ouverture sociétale impliquant un rôle plus actif de la femme, lancement de projets verts faramineux… tout y passe. La cité saoudienne du futur, Neom, projet de 320 milliards de dollars, est un autre exemple de l’ascension de cette région du monde. Cela gêne, cela dérange.
L’Occident, apeuré par ces petits poucets qui rêvent de grandeur et d’égalité avec les grandes puissances, se braque. Plus que jamais, il plaque son propre système de valeurs sur celui de pays arabes et musulmans comme le Qatar pour les juger misogynes, anachroniques et, pour les plus extrémistes, car-rément criminels. Pourtant, ces attaques répétées n’ont pas entamé l’intérêt suscité par la compétition, y compris en Occident. Preuve en est : en France où le mouvement de boycott du Qatar a été l’un des plus virulents, le match des Bleus contre les Australiens a rassemblé 12,5 millions de téléspectateurs. Un record ! Le vieux monde pousse des râles de frustration, tandis qu’un nouveau monde émerge de sa chrysalide. Imparfait certes, mais bel et bien là.