JO 2024 : pourquoi la figure de Pierre de Coubertin, père des jeux modernes, est devenue embarrassante
Une cérémonie discrète, et c’est tout. Les Jeux olympiques 2024 à Paris auraient naturellement été l’occasion de mettre la lumière sur l’héritage de Pierre de Coubertin (1863-1937), considéré comme visionnaire du sport français et père de l’olympisme moderne. D’autant qu’il était aux commandes de la dernière édition organisée dans la capitale, les JO d’été de 1924, en qualité de président-fondateur du Comité international olympique. “Les Français devraient être fiers de Pierre de Coubertin”, disait en juin Thomas Bach, actuel patron du CIO. En 2022, Guy Drut, champion olympique et ancien ministre sous Chirac, réclamait son entrée au Panthéon. Seulement, l’histoire de cet enfant de l’aristocratie n’est pas lisse et frappe tout hommage actuel d’un délicat anachronisme.
Dans l’imaginaire collectif, Pierre de Coubertin est l’homme de la maxime “L’important c’est de participer”. Il n’a pourtant jamais prononcé ces mots, du moins pas dans cette forme. Nonobstant, elle illustre l’image positive dégagée par ce baron parisien qui s’est inspiré de la culture anglaise pour pousser les enfants français à se mettre au sport à la fin du 19e siècle.
À partir de 1888, alors qu’il n’a pas la trentaine, il se met en avant dans la société française pour lancer une vaste promotion des “exercices physiques dans l’éducation” et des compétitions scolaires. À ses yeux, le sport est “pour tout homme une source de perfectionnement interne”. Une “propagande” qu’il appuie par une volonté de faire renaître les Jeux olympiques. D’où la création du CIO en 1896, année des Jeux de la première olympiade à Athènes. Les anneaux olympiques, vus pour la première fois en 1913, c’est lui. Entre temps, ses séjours outre-Manche le poussent à organiser le premier championnat de France de rugby en 1982. Le bouclier de Brennus remis aux vainqueurs, c’est aussi lui.
Cet engagement lui vaut d’avoir son nom à des rues, des gymnases, des stades. Ou encore sa statue de cire au musée Grévin depuis avril dernier. Son arrière-arrière nièce Alexandra de Navacelle ne saluait pas seulement ce “grand moment” pour sa famille. Elle en profitait aussi pour appeler à “comprendre le personnage dans son contexte”. “C’est important qu’on clarifie les notions et les pensées de l’époque”, développait-elle au micro de BFM Paris. “Ce qu’on comprend, c’est qu’il est le reflet du 19e siècle et de ce qui était possible à l’époque. Les femmes n’avaient pas de compte bancaire, elles n’étaient pas indépendantes comme elles le sont aujourd’hui. (…) Il y a des choses qui ne se faisaient pas ou qui n’étaient pas dans le domaine de la conscience du possible. C’est important de comprendre l’histoire, de comprendre qu’on est le fruit de cette pensée qui a évolué”.
Pierre de Coubertin considérait que les femmes ne devaient pas pratiquer le sport de haut niveau. “S’il y a des femmes qui veulent jouer au football ou boxer, libre à elles, pourvu que cela se passe sans spectateurs, car les spectateurs qui se groupent autour de telles compétitions n’y viennent point pour voir du sport”, disait-il en 1928 en opposition au combat féministe méconnu de la pionnière Alice Milliat. Ce qui explique que seulement trois épreuves étaient ouvertes aux femmes lors des JO 1900, qui n’ont compté que 22 participantes. Coubertin laisse malgré tout le CIO reconnaître officiellement les femmes en 1912. Il faudra cependant attendre son départ en 1925 pour que la dynamique change réellement.
“Il faut certes le replacer dans un contexte, mais même à son époque, il n’a jamais été à l’avant-garde”, affirme l’historien des sports Patrick Clastres dans un entretien à l’AFP.
“Il n’a jamais été un progressiste, et sur certains sujets il est plutôt réactionnaire, en tout cas conservateur”.
Colonialiste et admirateur des Jeux sous régime nazi
Pierre de Coubertin a dit que “tous les peuples” devaient être “admis sans discussion” aux Jeux olympiques. “L’olympisme n’est point un système, c’est un état d’esprit. (…) Il n’appartient ni à une race ni à une époque de s’en attribuer le monopole exclusif”, jugeait-il aussi dans la Gazette de Lausanne. En réalité, sa pensée a aussi été colonialiste et raciste. Plusieurs phrases en attestent: “Sans naturellement s’abaisser à l’esclavage ou même à une forme adoucie du servage, la race supérieure a parfaitement raison de refuser à la race inférieure certains privilèges de la vie civilisée”; “Dès les premiers jours, j’étais un colonial fanatique”; “Les races sont de valeur différente, et à la race blanche, d’essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance”.
Et puis il y a ses rapports avec l’Allemagne nazie. Et plus précisément à Adolf Hitler, à qui il a adressé une lettre en 1937. Celle-ci est reproduite dans le livre Pierre de Coubertin, l’homme qui n’inventa pas les Jeux olympiques du journaliste Aymeric Mantoux, après recherche dans les archives du IIIe Reich et l’aide de l’historien allemand Hans Joachim Teichler.
Le journaliste explique dans une interview de France Culture: “C’est un courrier d’une longueur assez classique, dans un style très révérencieux. Il commence par ‘Votre excellence’ et fait vraiment preuve de tout le respect dû à un chancelier qui a organisé les Jeux (de Berlin en 1936, NDLR). C’est une lettre de remerciement de Coubertin à Hitler pour tout l’engagement qu’a eu le Reich au côté du projet des Jeux olympiques. (…) Il y a une correspondance suivie et régulière entre Hitler et Coubertin. C’est un fait historique avéré”. À propos des Jeux sous régime nazi, Pierre de Coubertin n’a effectivement jamais caché son admiration pour la grandeur de ces festivités: “Comment voudriez-vous que je répudie cette célébration?”, écrit-il alors âgé de 73 ans.
“Il faut essayer d’être lucide”
Alors pour les JO 2024, les références à Pierre de Coubertin sont limitées au minimum dans la communication officielle. Un hommage a tout de même été rendu au mois de juin à la Sorbonne, là où l’instance a été créée, en présence du CIO et de Tony Estanguet, président du comité d’organisation. Mais sans aucun membre du gouvernement ni la maire de Paris Anne Hidalgo.
Dans une prise de parole en mai dernier, Amélie Oudéa-Castéra, alors ministre des Sports et des JO en plein exercice, résume finalement la position officielle actuelle de la France à l’égard de Pierre de Coubertin: “Sa personnalité est clivante, c’est à la fois un visionnaire extraordinaire qui a apporté à l’olympisme et donc à l’image de la France dans le monde des choses exceptionnelles qui méritent d’être saluées. Après, il y a des propos extrêmement mysogynes, des propos sur le colonialisme qui aujourd’hui choquent et heurtent et puis il y a ses liens ambigus avec le régime hitlérien autour de 1936. C’est un personnage qui a aussi ses zones d’ombre. (…) Cela ne m’a pas empêché d’aller à la rencontre des membres de sa famille. Je crois qu’il faut essayer d’être lucide et en même temps de reconnaître son apport qui est très fort, mais j’avoue que je suis plus à l’aise quand on parle de Pierre de Coubertin et d’Alice Milliat en même temps.”