Bouaké : vingt ans après, les menteurs continuent de mentir, par Théophile Kouamouo
Introduction à une réfutation
Il est 21 heures, ce samedi 12 octobre 2024, quand je décide de me lancer dans une aventure dont je ne suis pas sûr qu’elle ira à son terme : écrire un petit livre de combat dont la motivation première est de réfuter, de la manière la plus argumentée possible, l’ensemble des mensonges et des manipulations publiés par un confrère, le journaliste Thomas Hofnung, chef du service international du quotidien français “La Croix”, dans un livre qui vient de sortir : “Bouaké : le dernier cold case de la Françafrique”.
Un livre qui sort à point nommé, comme pour préparer la commémoration des vingt ans du bombardement d’une base-vie de l’armée française en Côte d’Ivoire, où la “force Licorne” était déployée dans une mission d’interposition entre l’armée loyaliste et les rebelles qui occupent le nord du pays. Un bombardement qui a entraîné la mort de neuf soldats français et d’un civil américain, puis précipité la Côte d’Ivoire dans une sorte de quasi-guerre avec son ancienne puissance coloniale. Laquelle a fini par occuper Abidjan, la capitale économique, et à tuer plusieurs dizaines de jeunes civils ivoiriens notamment devant l’hôtel Ivoire, un massacre qui demeure traumatique pour ma génération. Et totalement méconnu en France.
Thomas Hofnung publie son livre chez Fayard, c’est-à-dire dans une maison d’édition parmi les plus prestigieuses en France. Il se pose donc en personne-ressource incontournable pour les médias qui voudront revenir sur une affaire d’État à la fois très grave, terrible même, et très floue. Floue parce que les militaires, les politiques et les journalistes de son acabit mettent toute leur énergie depuis désormais deux décennies à brouiller les pistes. “Bouaké : le dernier cold case de la Françafrique” est d’abord et avant tout un contre-feu.
Sa principale thèse consiste à réfuter celle de Jean Balan, avocat français des victimes françaises du bombardement de Bouaké. Personnage fascinant que ce Jean Balan. Proche du lobby militaire, homme de droite – très à droite -, il était naturellement très mal disposé envers Laurent Gbagbo, présenté comme un socialiste de type populiste et antifrançais. Son observation en direct du sabotage en règle – par les politiques français ! – du dossier judiciaire dont l’issue devait être l’élucidation d’un crime odieux contre des soldats français et la condamnation des coupables, mais également le contenu troublant des pièces de ce dossier finiront par le convaincre de ce qu’il tient désormais pour une évidence : l’opération Bouaké a été d’abord et avant tout un coup monté (à Paris), pour pouvoir renverser le président ivoirien de l’époque. Un coup monté qui a mal tourné peut-être, car les soldats français morts à Bouaké n’auraient jamais dû être tués. Un coup monté dont les exécutants – ces mercenaires biélorusses “loués” à l’État ivoirien par un ancien gendarme français, Robert Montoya – ont filé à l’anglaise sous la haute protection de l’appareil d’État français.
Comment empêcher que “la thèse Balan” s’impose à la faveur de ces 20 ans, dans un contexte général de retour sur les anciennes “évidences” avec l’acquittement de Gbagbo par la Cour pénale internationale et les révélations tardives de Robert Bourgi, ancien homme-lige de la Chiraquie puis de la Sarkozie, sur son renversement soutenu militairement par la France ? Occuper le terrain, pardi ! C’est ce que fait Thomas Hofnung dans son livre. C’est bien pensé, et ça pourrait bien fonctionner.
Et cette idée m’emplit, à titre personnel, d’une grande frustration. La guerre de Côte d’Ivoire a bouleversé ma vie et ma jeune carrière d’alors. Journaliste, correspondant venu de Paris du prestigieux quotidien Le Monde en Afrique de l’Ouest quand tout explose le 19 septembre 2002, je me retrouve à 25 ans dans la position de choisir : accompagner le récit d’auto-justification de l’agresseur qui se dissimule – l’ancienne puissance coloniale – y compris avec à l’esprit l’idée de dévoiler les vérités qui fâchent des années ou des décennies plus tard, quand ce qui devait être fait a déjà été fait ; ou prendre ma liberté pour dévoiler, démasquer, alerter, informer les Africains et le monde entier sur un énième conflit aux relents néocoloniaux. Et ainsi gêner les comploteurs, les empêcher de parvenir à leurs fins comme d’habitude sur un tapis de cadavres.
J’ai choisi la solution deux, la plus périlleuse – sans trop y réfléchir, car quelque chose d’irrépressible me poussait à l’engagement journalistique, alors que ce n’était pas forcément dans mes plans. J’ai démissionné avec grand fracas du Monde, alors dirigé par Edwy Plenel et Jean-Marie Colombani, j’ai été éjecté par la suite des autres titres de la presse française “mainstream” – on n’utilisait pas encore le mot. J’ai fait le choix de témoigner de cette guerre dans la presse nationale ivoirienne, de “sacrifier” en quelque sorte ma carrière française – et de perdre de nombreuses années de cotisations aux caisses de retraite. J’ai co-construit des journaux, et même une société de distribution de presse à moins de 30 ans. Pas dans un esprit entrepreneurial, mais dans le but un peu “romantique” de contrarier le récit des puissants, et surtout de les empêcher à parvenir à leurs fins, comme cela avait été le cas par le passé lors de la guerre d’indépendance du Cameroun, lors de la mise à l’écart tragique de Sylvanus Olympio au Togo en 1963, lors de la restauration de Denis Sassou N’Guesso au Congo en 1997.
Ce travail de “contre-journalisme”, de “journalisme alternatif” sur un conflit majeur pour le continent, mené avec de nombreux confrères courageux, a produit quelques fruits. Et le 11 avril 2011, au moment où la France parvient enfin à renverser Laurent Gbagbo et à installer Alassane Ouattara, beaucoup d’Africains ne sont pas dupes. Mais voilà, nous avons perdu ! Quand je dis “nous”, je ne parle pas en tant que tel du pouvoir ivoirien d’alors, qui ne m’a pas fait que des cadeaux et m’a même jeté en prison durant deux semaines parce qu’avec des collègues eux aussi embastillés, nous révélions des informations explosives sur la corruption dans le secteur du cacao. Je parle de l’histoire longue des progressistes et des indépendantistes africains trop souvent perdants malgré des efforts immenses pour avoir la maîtrise de leurs destins.
Et dans ces circonstances, on comprend la profondeur de l’expression latine “vae victis”, “malheur aux vaincus”. Les vaincus, ce sont d’abord les dirigeants ivoiriens de l’époque, humiliés dans la grande tradition coloniale.
Les vaincus, ce sont surtout ces milliers d’Ivoiriens massacrés dans le but de créer le climat de peur nécessaire pour gouverner, et ces dizaines de milliers jetés sur les routes de l’exil, parqués dans des camps de réfugiés au Liberia et au Ghana.
Naturellement “blacklisté” dans la presse de mon pays – la France -, j’ai dû pendant de nombreuses années errer professionnellement, préférant par ailleurs les affres du chômage à l’humiliation d’avoir à se renier pour “bouffer”. Dans ces circonstances, on se concentre sur la bataille historique, aussi pour éviter de se noyer dans l’absurde et le vide de sens. Dans une situation de grande fragilité, j’ai essayé de nombreuses années à continuer de témoigner, éloigné de la Côte d’Ivoire dans un exil paradoxal – vu que j’avais fui Abidjan pour retourner dans mon pays, la France. Essayé en vain de vivre et de faire vivre la rédaction de mon journal, “Le Nouveau Courrier”, restée à Abidjan, notamment par l’intermédiaire d’un trop faible nombre d’abonnements de soutien au sein de la diaspora. Fait de nombreux boulots alimentaires. Travaillé et travaillé, toujours, sans forcément parvenir à faire entendre les vérités essentielles que nous avions à partager.
Puis je me suis remis sur le marché classique du travail en France. D’abord pour le compte d’un trimestriel économique panafricain, puis pour Le Média TV, où je suis toujours. Je me suis promis des centaines de fois de faire une série de podcasts, puis un livre, puis un documentaire, sur le riche dossier judiciaire constitué dans le cadre de cette affaire du bombardement de Bouaké. Un dossier qui comporte des dizaines de pièces qui prouvent que les négateurs des évidences de la presse “mainstream” française mentent et dissimulent à leur peuple la vérité de ce qui est un des plus gros scandales d’État de la Vème République. Thomas Hofnung est l’un d’entre eux.
Et le voilà qui pré-empte les commémorations à venir avec son livre, les interviews qui vont suivre, sa mise en bibliothèque, etc. Il ne faut pas le laisser faire… Lire la suite sur Décrypter l’Afrique